Chapitre 1

Pourquoi créer ?

Réflexion sur prose et vers

Pour écrire en prose, il faut absolument avoir quelque chose à dire; pour écrire en vers, ce n’est pas indispensable.

Louise Ackermann

Cette phrase est volontairement provocatrice.

Je ne suis pas de cet avis : des vers creux se remarquent très vite, il n’y a qu’une forme et rien qui n’entraîne le lecteur autre que le phrasé. Je pense à certains auteurs français du dix-neuvième siècle qui sont décourageants à lire. Des dizaines de lignes pour un poème dont une fois lu, on se demande ce qu’on en a “retenu” émotionnellement ou philosophiquement.

En tant que poète, il y a une sorte de “devoir d’émouvoir le lecteur” qui est assez difficile à atteindre à chaque fois.

Il n’est pas rare de ne pas se sentir assez inspiré et de laisser le soufflé retomber, comme si la pâte d’une poème qui prend racine en nous-même était aussi versatile. Alors, plutôt que de jeter une ébauche, ne pas écrire. Et quelquefois attendre une heure ou plusieurs jours permet à l’idée de mûrir, de devenir plus belle et plus facilement expressible.

Mon amie suisse Christine exprime elle aussi son désaccord d’une bien jolie façon :

Je crois que la citation souligne quelque chose d’intéressant, mais qui n’est pas nécessairement vrai pour tous : si l’on écrit de la prose et des vers, du moins c’est valable pour moi, j’ai plutôt tendance à dire en prose des choses précises alors qu’en vers, il s’agit plutôt de faire passer une émotion, un sentiment, ou alors de décrire un événement ou un fait de manière biaisée.

Le poème est pour moi une démarche beaucoup plus intimiste, et généralement elle s’achève par une improvisation musicale que je préfère laisser filer dès que je l’ai exécutée. Ca devient donc une sorte de méditation, voire de prière, en musique, parce que les mots, tout à coup, parlent trop, parlent faux, disent ce que je ne veux pas dire, parlent quand je ne veux pas, quand je ne peux pas, quand ce n’est plus cela qui compte, parce que mon âme a autre chose à exprimer. C’est difficilement explicable…

Contraintes

Quand j’ai fréquenté un salon de poésie dans mon adolescence, assez rapidement est venue la notion de cadrage. Découvrir les nombreuses contraintes de la versification classique m’a fait clairement pencher vers la versification néo-classique. Ce qui m’a fait investir dans un dictionaire des rimes, toujours intéressant.

Je suis tombée sur un site très détaillé et agréable à lire sur la versification dans sa richesse. Et me suis alors rendue compte que j’avais à l’époque écrit un poème en sizains sur trois rimes.

Plus tard, sous l’impulsion d’une professeur de français poète est venu l’intérêt de l’acrostiche, message légèrement caché insistant sur le sens du poème. Bizarrement je constate qu’imposer la première lettre de chaque vers libère paradoxalement le rythme de la phrase, la rime n’est plus toujours une pause de lecture.

Vers mes acrostiches

Vers mes acrostiches “doubles”

Nous nous sommes également amusées à écrire des poèmes où les jeux de mots confinent à l’abstraction. A l’oreille, hormis les espaces et intonations, impossible de savoir quels mots précis constituent un vers de certains poèmes. Mon poème le plus “extrêmiste”. Cependant, nous n’avions pas le talent de celles et ceux qui ont su écrire des holorimes.

Les formes classiques telles que le sonnet ou le pantoun me plaisent également, cependant cela demande de la concentration et de la préparation pour garantir une certaine originalité pour le sonnet ou soigneusement sélectionner et explorer le double thème pour le pantoun.

A la relecture, je me suis rendue compte que les règles du pantoun sont complexes et tellement de poètes ont pris des libertés avec elles, à commencer par l’ineffable Baudelaire. J’ai encore un peu de chemin à faire, j’ai par ignorance pris des libertés, mais ce qui a été écrit restera comme il a été créé.

Vers mes sonnets

Vers mes pantouns

Enfin, j’aime comparer le poète à un joueur d’échec, toujours un coup d’avance pour la prochaine rime, à mi-chemin entre la préparation et l’improvisation, c’est très agréable et cela permet de travailler et redécouvrir son vocabulaire. Plus on pratique une langue plus elle devient chère.

Inspiration

Il m’a semblé par moments que j’étais un peu “blasée”, dès que j’ai eu dépassé les 700 créations en toutes ces années, vers 2001 donc. Alors l’émotion suscitée par des scènes trop similaires passait par le filtre du questionnement intérieur : l’ai-je déjà exprimée dans un poème ? Elle ne devenait souvent que du plaisir gardé pour soi et ne se tournait pas vers la poésie.

On ne célèbre pas dix fois la même chose, me disais-je alors. Quoique, dès que le temps a passé suffisamment. Et surtout si on prend le temps de chercher les détails pas encore vus, dans une démarche analytique de ce qui fait le ressenti poétique.

Relire d’anciens poèmes me fait penser des fois qu’il y a encore des choses à dire sur un sujet donné, même si le poème redécouvert peut sembler paralysant, tel un geyser d’émotions toujours nouvelles.

Cela est également dû au fait que la langue française est un espace fini. C’est une certaine limitation de la poésie, d’ailleurs, la connaissance d’un ensemble linguistique dans lequel projeter des émotions.

La poésie se ressource à l’amour de la vie et aux envies et projections qu’on fait.

Le médium

Le médium peut influencer la naissance d’un poème.

Pendant longtemps je n’ai pas imaginé écrire un poème dans un éditeur de texte informatique. Puis j’ai franchi le pas. Voir ces lettres “réglementaires” sur mon écran me paralysait en quelque sorte. Et j’ai dépassé cet obstacle.

Ecrire à la main, c’est ma façon préférée mais si le poème cale le regret est bizarrement fort, un immense remords d’avoir commencé et “gaspillé” des assemblages précis de mots sans avoir atteint un objectif créatif.

En revanche, avec un médium que j’ai utilisé de temps en temps pendant quelques années, la tablette braille, si le poème venait, il était souvent très beau car j’avais plus de temps pour réfléchir et c’était en fait impossible de faire une rature. Une amie non-voyante et poète m’avait prêté cette tablette de 1995 à 2002.

Dans ce cas les poèmes composés directement en braille étaient un complément à la lecture orale qui magnifie encore plus le poème. Donc parfois avant de composer je me disais “cette fois-ci elle pourra le lire aussi”, ou bien je lui écrivais un mot personnel devant la télé, et un poème diffus jusqu’alors était prêt à naître.

Composer en braille m’a mieux permis de maîtriser le flux poétique de façon formelle parce que c’est si particulier, je n’étais pas complètement “en face” de mes écrits et je devais faire un geste volontaire (retourner la feuille) pour relire ce que j’avais déjà écrit. J’ai même osé ainsi me lancer dans la contrainte supplémentaire que représente l’acrostiche.

En braille lu visuellement, la forme du poème était beaucoup moins évidente, les signes de saut de vers coupent moins visuellement que les vrais sauts de ligne.

Dernière mise à jour : 19.05.2024